CHAPITRE XX

Toute la famille Galiaga se consacrait à l’élevage des petites morues, les vendant par containers entiers à d’autres fermiers qui les faisaient grandir pour les usines de conserves. Dans un bassin, ils conservaient les grosses reproductrices qu’ils devaient tuer régulièrement lorsqu’elles devenaient moins fertiles. Ils en salaient les quartiers, conservaient les foies dans leur huile.

La famille des Galiaga se composait de douze personnes. L’ancêtre avait soixante-dix ans, puis venait le fils unique qui avait épousé une femme esquimaude. Ensemble ils avaient eu six enfants dont deux s’étaient mariés. Un petit-enfant venait de naître, auquel on faisait régulièrement boire de l’huile de foie de morue pour le rendre plus fort. Toute la famille en prenait aussi et tous étaient des gaillards et des gaillardes, impressionnants de robustesse et de placidité.

Mais parfois le vieux Galiaga, que l’on appelait Pi, rejoignait son fils Harp autour des bassins et ils chuchotaient ensemble durant des heures. Leur inquiétude constante était que les Aiguilleurs ne percent un jour leur véritable identité.

— Il y a eu des photocopies, des registres autrefois, j’en suis certain, affirmait Pi, mon grand-père l’avait en mémoire. Si jamais ces copies tombent entre les mains de la caste nous sommes perdus. Nous devrions organiser un système de fuite sans utiliser le chemin de fer.

— Jusqu’à présent rien ne s’est passé, disait Harp. Et nous sommes prudents.

— J’ai des craintes à cause de cet enfant, mon arrière-petit-fils. Pourtant je l’aime de tout mon cœur, mais lorsque nous le présenterons aux Services de Santé, si jamais ils découvraient une anomalie sanguine ? Je sais que depuis des siècles nous nous sommes mélangés à d’autres personnes, mais sait-on jamais ? Il faudrait prélever une goutte de son sang et la faire analyser secrètement.

— Le pauvre gosse, lui faire mal ?

— Juste une goutte qu’on recueillera sur la plaque de plastique habituelle. Il faudra aller loin pour trouver un médecin qui veuille bien l’analyser.

— Et si jamais son sang est révélateur de nos origines ?

— Il faudra s’enfuir. Chaque fois que l’un de nos petits-enfants est né nous avons eu très peur. Nous avions un ami qui était Grégorien et qui faisait les analyses, mais depuis il est mort… Je suis très inquiet, Harp. Il faut nous attendre au pire.

C’était tous les jours la même chose et le fils unique commençait d’éprouver quelques angoisses lui aussi, se demandait comment ils pourraient s’enfuir si les Aiguilleurs bloquaient leur voie unique. Il aurait fallu des chiens, des traîneaux, comme certains, mais c’était également interdit, considéré comme un crime lèse-société ferroviaire. La plupart des éleveurs en possédaient pour la chasse et la pêche, cachaient les attelages à distance, dans un igloo qui se confondait avec la monotonie de la banquise.

— Tu devrais t’enquérir du prix des chiens, en acheter un régulièrement.

— Non, dit Harp, ça ne vaudrait rien. Il faut l’attelage complet, sinon ils risquent de s’entre-dévorer. Je me suis renseigné là-dessus, tu sais.

Anka, l’Esquimaude, comprenait leur désarroi en les voyant ainsi discuter. Elle aussi pensait aux traîneaux et aux chiens de sa tribu d’origine. Mais celle-ci, pour échapper à la civilisation du rail, vivait désormais dans le Grand Nord. Il aurait fallu les rejoindre pour être aussi libres qu’eux, mais comment ? Pourtant l’élevage des alevins marchait bien et ils vivaient confortablement, achetant de quoi se vêtir et enjoliver les wagons d’habitation. Grâce à l’huile de poisson raffinée, ils produisaient leur électricité, n’avaient jamais froid. Les enfants étaient tellement habitués qu’ils faisaient la grimace lorsqu’on leur parlait de promenade sur la banquise, d’aller pêcher dans les trous aux harengs ou à phoques. Ils préféraient rester dans l’intérieur de la grande serre à regarder des films à la télévision, et ils se rendaient à la cross station voisine pour s’amuser un peu, manger dans une cafétéria des plats qu’ils ne trouvaient pas chez eux.

— Il faut déjà faire cette analyse, disait Pi… Demain matin, j’irai à Cross Pana voir si je peux trouver des recommandations. Il y a des Grégoriens et aussi des Rénos qui me font confiance.

Harp n’aimait pas que son vieux père s’en aille avec son antique draisine à vapeur qui tombait régulièrement en panne une fois sur deux. Et la dernière fois, une patrouille d’Aiguilleurs lui avait porté secours en pleine solitude, en profitant pour vérifier son identité et lui faire une prise de sang, prétextant qu’ils cherchaient des chauffards alcooliques. Ils l’avaient ramené jusqu’à la ferme, et Harp s’en était débarrassé en leur donnant des foies de morue et des quartiers de poisson salé. Mais il valait mieux ne pas avoir l’air de vouloir les corrompre. Ces gens-là se méfiaient de tout. En fait ils ne servaient pas tellement pour la bonne marche des trains, dans la région, le dispatching étant d’une grande simplicité. Ils avaient tous un rôle policier et protégeaient leur capitale, Salt Station. Personne dans la famille n’avait jamais été tenté d’aller dans cette agglomération. De toute façon on ne pouvait pas y séjourner la nuit. Ceux qui étaient allés là-bas en gardaient une impression bizarre. On les avait regardés comme des bêtes curieuses, voire dangereuses, on se retournait sur eux et dans les magasins et les cafétérias le personnel faisait mine de ne pas les voir.

— Il y a des alevins tachés de jaune, dit Harp, je crois qu’on va de nouveau avoir une épidémie. Ils manquent d’oxygène dans ce bassin, il faut les régénérer complètement.

Pi retourna dans son compartiment d’habitation, il s’occupait de la comptabilité. Sa bru, l’Esquimaude, lui apporta de la bière.

— Dis-lui, Anka, qu’il faut prévoir notre fuite. Ça peut arriver comme ça, et en moins d’une heure nous devrons être déjà loin. Ces imbéciles d’Aiguilleurs n’iront jamais à notre poursuite en dehors des rails.

— Je le lui répète. Nous pourrions rejoindre ma tribu, ma famille, là-haut. Même par le train, en nous en allant séparément, un peu chaque jour. Les enfants grimacent à la pensée de passer des jours et des nuits sur la banquise, d’habiter dans des igloos et de pêcher dans des trous. Mais il faudra bien qu’on apprenne à survivre ainsi. Sinon ce sera la fin.

Les Esquimaux étaient à peine plus tolérés que les Ragus, les Rénos et les Grégoriens, mais on en voyait dans les stations qui nettoyaient les quais. D’autres tenaient de petites boutiques de poissons ou de viande de phoque.

— Pi, cria Harp, les enfants me signalent quelque chose à l’Est. Sur la banquise. Un point noir qui se déplace et paraît venir vers ici.

 

Le sang des Ragus
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